L’histoire se passe sur le chantier d’une cathédrale au moyen-âge. Un bourgeois avise trois ouvriers tailleurs de pierre qui semblent effectuer la même tâche. Au premier il demande : « que fais-tu ? » « Je taille des pierres pour gagner ma vie » lui répond-il. S’écartant de quelques pas, il pose la même question au second. « Je monte ce mur de soutènement avec les ouvriers de mon équipe, ce qui consolidera l’édifice » assure-t-il. Le bourgeois s’éloigne encore de quelques pas et repose la même question au troisième ouvrier. Ce dernier, enthousiaste, lui affirme : « je construis une cathédrale ! ».
Faire, agir ou oeuvrer : le travail fait sens, différemment pour chacun
Cette fable, bien connue, montre à quel point le couple « travail – travailleur » est singulier. Pour un travail qui vu de l’extérieur semble trivialement similaire – tailler des pierres –, le vécu intérieur des travailleurs peut-être radicalement différent : pour le premier, son travail, c’est un gagne-pain centré sur une tâche individuelle ; pour le second, c’est une action collective ; enfin pour le troisième, c’est la participation à une œuvre qui le transcende. Faire, agir, œuvrer : ce travail fait sens, différemment.
De multiples visions du travail
Une singularité, disait Kant, est la rencontre d’un universel et d’un particulier. Dans notre fable, l’universel c’est le travail, i.e. tailler des pierres, semblable pour tous. Le particulier, c’est chacun des tailleurs de pierre avec ses caractéristiques propres. La singularité, c’est le rapport phénoménologique qu’entretient chaque ouvrier avec son travail en valeur relative, qui détermine sa vision du travail en valeur absolue. Parce qu’il est un travailleur penseur, chaque ouvrier focalise sur tel aspect de son vécu. Parce que ce travail représente une centralité relative dans leur vie, il les satisfait différemment, il les mobilise différemment, il fait sens différemment. Il n’y a pas qu’une seule vision du travail mais de multiples.
Il n’y a pas de vécu du travail qui vaut mieux de que d’autres dès lors qu’il fait sens
Il ne faudrait pas tomber dans le travers du jugement de valeur, laissant à penser qu’il y aurait un vécu professionnel qui vaudrait mieux qu’un autre. Pour certains, la tentation est forte de regarder de haut celui qui n’envisage le travail que comme un simple gagne-pain. Pour d’autres, ce serait de dénigrer celui qui l’envisage comme une œuvre. De fait, telle facette du travail qui apparaîtra pour l’un comme relative paraîtra au contraire pour l’autre comme absolue et vice versa. In fine, le travail est un entrelacs de facettes relatives ET absolues parce que ce qui paraît comme de moindre importance pour l’un sera d’une extrême importance pour l’autre et inversement. Un vécu ne vaut que s’il fait sens dans le for intérieur de celui qui l’éprouve, bien plus que le sens supposé qu’il donne à voir aux autres, de l’extérieur. Ainsi il convient de tendre vers une vision du travail non pas univoque mais unifiée, conjugaison panoptique d’un ensemble de vécus professionnels.
Penser la dialectique du couple « travail-travailleur » à tous les niveaux
L’adéquation plus ou moins bien assumée entre le travailleur et son travail donne toute sa singularité à ce couple. En ce sens, chaque travailleur se doit de penser la dialectique qu’il entretient plus ou moins consciemment avec le travail en général – représentation qui s’impose de l’extérieur de soi – et son travail en particulier – vécu qui s’épanouit de l’intérieur de soi. La prise de conscience puis la prise en compte de cette singularité doit inciter à relativiser les excès d’universalisme normatif d’une part – un travail identique pour tous – et les excès de particularisme individualiste d’autre part – un travail à la seule mesure de soi. Ceux qui pensent le travail – notamment les politiques, les juges, les centrales syndicales ou les dirigeants – ne devrait jamais s’affranchir d’une réflexion sur la singularité du couple travail – travailleur. Voyons comment appliquer une telle réflexion dans le monde des entreprises.
Prendre en compte la rationalité subjective du travailleur, régie par les valeurs
Comment évaluer la dialectique qui régit le couple « travail – travailleur » en entreprise et comprendre leur éventuelle adéquation ou inadéquation ? Deux rationalités permettent cette évaluation ; la rationalité instrumentale – celle de l’homo oeconomicus, i.e. agir dans le but d’atteindre des objectifs au moindre coût et avec la plus grande rentabilité – et la rationalité subjective – celle de l’homo « sociologicus » i.e. agir en étant guidé par ses croyances, particulièrement ses valeurs morales ou sociales, valeurs qui orientent le sens que l’on trouve dans la vie en général et au travail en particulier. La rationalité instrumentale évalue la dialectique du couple « travail pensé – travailleur penseur » à l’aune de la performance attendue par l’employeur et des résultats obtenus par le travailleur. La rationalité subjective rend compte quant à elle de l’influence du travail sur le vécu du travailleur, i.e. comment ce qu’il ressent et ce qu’il pense professionnellement – le sens ou les non-sens qu’il trouve au travail à l’aune de ses valeurs (voir ce qu’en dit le philosophe Comte-Sponville) – le fait monter ou baisser en performance.
Rationalité instrumentale et rationalité subjective, intimement liées
Prendre en compte la rationalité subjective est important parce qu’elle est l’un des ressorts de la mobilisation du travailleur tant au niveau de la sphère individuelle – la motivation de chacun vis-à-vis de son travail – qu’au niveau de la sphère socio-organisationnelle – l’engagement des travailleurs pour les buts de l’organisation qui les emploie. C’est parce qu’ils sont mobilisés qu’ils entrent en performance de façon efficace – au moindre coût – et efficiente – pour une rentabilité optimale. Des salariés véritablement mobilisés sont à la fois motivés individuellement et engagés collectivement. Car on peut être motivé par son job et désengagé par son organisation et vice versa ou pire, ni motivé ni engagé. Dans ces trois derniers cas de figure, le coût de mobilisation organisationnelle – incitation, contrôle, punition… des salariés pour qu’ils adhèrent aux buts de l’organisation – est largement plus grand, ce qui pèse sur les comptes et la rentabilité de l’entreprise. Rationalité instrumentale et rationalité subjective sont intiment liées, sous-estimer ce lien peut menacer la performance des organisations, comme nous allons maintenant le voir.
Quand la maximisation du profit fait perdre du sens au travail
L’exemple qui suit permet de comprendre les risques qui découlent du conflit des deux rationalités. L’histoire se passe dans une banque. La Direction Marketing de cet organisme financier vient de lancer un nouveau produit d’épargne. Les commerciaux se rendent rapidement compte qu’il présente des caractéristiques telles que l’intérêt financier des clients semble menacé. Certains s’en accommodent et vendent ce produit, plutôt bien rémunérateur. D’autres, soucieux d’établir une relation honnête et durable avec leurs clients qui leur font confiance, refusent de façon plus ou moins ouverte de vendre ce nouveau produit, malgré la prime avantageuse qu’ils peuvent en retirer.
Les interviews de cette deuxième catégorie de salariés – animés par la rationalité subjective – montrent que dans leur hiérarchie de valeurs il y a incompatibilité avec l’atteinte du résultat attendu, dans les conditions avec lesquelles elle est exigée par leur employeur – animé par la rationalité instrumentale. Ce qui fait sens pour l’entreprise – maximisation du profit – entre en conflit avec leurs valeurs – honnêteté, transparence, confiance – et génère du non-sens pour eux. Cette perte de sens a pour conséquence de les démobiliser, ils évitent de vendre ce nouveau produit-phare. De fait, ils n’en touchent pas les primes, ils sont moins bien rémunérés et donc insatisfaits. Ils sont alors mal appréciés par leurs managers, désappointé par cette baisse de performance, ce qui accroît l’insatisfaction, le désengagement et la perte de sens desdits salariés, d’autant plus fortement qu’ils aiment leur métier et qu’il fait sens pour eux.
Bien travailler n’est pas forcément bien agir aux sens des valeurs
Ils se trouvent alors pris dans un dilemme éthique, un conflit de valeur : s’ils font bien leur travail – vendre le produit au détriment des intérêts de leurs clients –, ils agissent mal ; s’ils agissent bien – défendre les intérêts de leurs clients en conformité avec leurs propres valeurs –, ils font mal leur travail – ils résistent aux injonctions de leur employeur, ils baissent en performance et gagnent moins bien leur vie. Ainsi, parce qu’ils sont mus par la rationalité subjective et parce qu’ils se sentent menacés dans leur identité par la rationalité instrumentale de leur employeur, certains travailleurs préfèrent bien agir plutôt que bien travailler, quand bien même cela nécessite un sacrifice ayant un impact direct sur leur rémunération. Le respect de leurs valeurs, même si elle a un coût, n’a pas de prix à leurs yeux : ils ne veulent pas perdre leur vie à la gagner. Le dommage collatéral étant, on l’aura compris, que leur employeur baisse lui aussi en performance et qu’il mécontente ses actionnaires, animés par la valeur de maximisation de leur investissement…
Pierre-Eric SUTTER