C’est un peu la question que les téléspectateurs se sont vus poser lors de l’émission “Complément d’enquête“ de France 2 du 14 novembre 2019 (lien ici). On peut y entendre des cadres dire que bien qu’ils aient un boulot bien payé nécessitant un bac +5, ces travailleurs expliquent qu’ils ont un “bullshit job“, un job à la con, sans utilité aucune. Ce type de travail sous-entend que celui qui l’occupe a l’impression d’avoir un boulot qui n’a aucun sens. Ce qui ressort de ces interviews, c’est le manque d’utilité sociale ressentie par ces personnes qui parfois en souffrent jusqu’à la dépression. Alors évidemment, on pourrait se dire qu’ils sont des salariés gâtés et qu’ils feraient mieux de filer leur job à ceux qui n’en ont pas. Mais le malheur des uns ne faisant pas forcément le bonheur des autres, il convient de s’interroger de ce problème pour soi parce que si même certains cadres bien diplômés et bien payés perdre le sens de leur travail (ce qui bien sûr ne veut pas dire que tous les cadres l’ont perdu), on peut se demander comment tous les autres pourraient trouver du sens à un job moins payé et moins qualifié.
« Le travail (…) ne vaut rien »
Le philosophe André Comte-Sponville expliquait à des étudiants d’école de commerce fraichement diplômés (voir la vidéo) “Le travail, parce qu’il n’est pas une valeur morale, ne vaut rien, c’est pourquoi on le paye. Le travail n’est pas une valeur morale, mais il a une valeur marchande. C’est pourquoi il a un prix, alors que les valeurs morales – l’amour, la générosité, la justice – elles, n’ont pas de prix ». Ce que veut dire le philosophe, c’est par exemple quand on est généreux avec autrui, on en n’attend pas une rémunération, sinon ce n’est plus de la générosité, c’est du commerce… Et bien voilà qui éclaire un peu mieux sur le désir d’utilité de ces salariés. Si j’en crois Comte Sponville, leur moteur serait une ou plusieurs valeurs morales, puisque ce n’est pas l’argent qu’ils gagnent qui pousse ceux qui pensent avoir un job à la con à se plaindre.
« Le travail (…) doit avoir un sens »
“Si le travail n’est pas une valeur morale, il doit cependant avoir un sens“. Voilà qui devient intéressant. Cela suppose de faire la différence entre valeur et sens. La valeur, selon Compte Sponville, est toujours intrinsèque : l’amour, la générosité, la justice, l’utilité sociale valent pour elles-mêmes alors que le sens lui est extrinsèque, il renvoie toujours à quelque chose d’extérieur à lui-même. Pour faire comprendre cette extériorité du sens, le philosophe s’appuie sur les trois sens (si j’ose dire) du mot “sens“ : premièrement, les sens (dans le sens de “sensoriel“) ; deuxièmement, une signification ; troisièmement, une orientation.
Le travail renvoie aux sens car il ne doit pas avoir trop « mauvais goût » : les conditions de travail doivent être satisfaisantes mais surtout le travail ne doit pas ôter le goût de la vie. Comme on ne peut pas goûter son goût, entendre son ouïe, voir son regard il faut une extériorité pour sentir ; on touche avec ses doigts un morceau d’étoffe, pas le mot “étoffe“. Pour l’orientation c’est idem : on va d’un point à un autre, par exemple de son domicile à son lieu de travail. C’est le sens du trajet, qui peut s’inverser (c’est souhaitable) : du lieu de travail au domicile. Mais il y a un sens où on ne peut jamais aller de l’endroit où l’on est, c’est justement l’endroit où l’on est. Le sens en tant que direction est toujours ailleurs, là où on doit aller, il n’est direction que vers l’autre (personne, lieu, projet…).
Le travail renvoie toujours à des valeurs
Le sens du travail, selon Comte Sponville, renvoie ainsi toujours à autre chose que le travail. Mais à quoi donc ? Justement à des valeurs morales, personnelles ou collectives. En ce sens, le travail contribue à autre chose que le salaire qu’on en reçoit. C’est la même chose que le bouquet de fleur : ce qui est aimable ce n’est pas le bouquet de fleur en promo à 5,50 € mais le sens qu’on attribue à ce bouquet de fleur, l’amour pour la personne aimée qu’il représente. Le travail fait sens à proportion de l’utilité qu’on lui porte. Il faut donc éviter de proposer aux travailleurs un sens médiocre au travail sans qu’il leur soit donné quelque chose qui puisse les motiver. Et c’est tout le problème des bullshit jobs : peu importe le salaire versé, s’il paraît comme étant vide de sens – donc d’utilité sociale, une valeur sociale, justement – il provoque la détresse de l’ennui, jusqu’à entrainer à la dépression ceux qui l’occupent.
Le salaire ne suffit pas à motiver les salariés
Le salaire ne suffit donc pas à motiver les salariés et à gommer leur désir d’utilité. Pour faire rester des salariés dans une entreprise, il faut qu’ils y trouvent du sens. Les salariés ne travaillent pas par devoir ou par raison morale, par amour du travail, du patron, du client ou de l’actionnaire mais pour eux-mêmes, leur conjoint ou leurs enfants ; ainsi, l’argent qu’ils gagnent leur permet de réaliser des projets personnels ou intimes. Je commence à mieux comprendre les “bullshiters“ : ils aimeraient savoir en quoi leur travail est utile pour la société en général au-delà des 15% pour l’actionnaire que leur demande de produire leur société en particulier… Ainsi, collaborateurs comme managers ont chacun un bout de chemin à faire ensemble pour construire le sens du travail. (Pour savoir comment faire lire “Trouver le sens de son travail, une affaire personnelle“).
Compléter bien-être matériel avec bien-être immatériel
Le manager doit apprendre à connaître ce qui motive ses collaborateurs, pour les faire travailler de façon optimale. Mais les collaborateurs doivent exprimer ce qui les motive pour se faire comprendre. Il faut certes que les employeurs créent des conditions de travail telles que les collaborateurs s’estiment mieux traités chez leur employeur que chez le concurrent, mais cela ne suffit pas. Le bien-être matériel doit être complété par le bien-être immatériel. Le manager réussit sa mission quand ses collaborateurs prennent du plaisir à venir travailler dans son entreprise, son service, son équipe pour autre chose que leur salaire… Voilà l’utilité d’un manager, et ce n’est vraiment pas un job à la con ! D’où l’importance des savoirs-être : l’ambiance, le lien social, le bien-être, l’utilité sociale ou la congruence des valeurs de l’entreprise avec celles des salariés… toutes ces choses impalpables, immatérielles, qui valent bien plus que l’argent d’un salaire !
Le manager, « accoucheur de sens »
Pour donner du sens, le manager devrait être comme ce philosophe “accoucheur d’âmes“ qu’était Socrate : il doit aider les collaborateurs à trouver le sens de leur travail par eux-mêmes et pour eux-mêmes. Comment ? En donnant une orientation, de la signification et une perspective existentielle. Une orientation : orienter c’est donner une direction, soit aller dans un sens et pas un autre ; c’est le sens même de diriger, manager, en donnant des objectifs clairs et concrets, en déclinaison de l’orientation stratégique de l’entreprise, liée à l’activité (par exemple on ne produit pas une voiture comme on fournit des services informatiques). Ensuite, le manager doit fournir une signification : signifier les choses, c’est s’assurer que les collaborateurs ont bien compris l’orientation du travail car il y a toujours de la distorsion d’information dans la communication, ce qu’on appelle des contresens, voire des faux-sens. Le manager doit ainsi veiller à ne pas enfermer les collaborateurs (voire les manipuler) dans des injonctions paradoxales liés au langage et à la symbolisation comme par exemple : “soyez créatifs mais ne sortez pas du process !“. Enfin, le manager doit donner une perspective existentielle, justement en phase avec les valeurs de ses collaborateurs : être juste, reconnaissant pour le travail de ses collaborateurs, respectueux des valeurs du corps social, et bien sûr, leur manifester toute l’utilité que représente leur travail, pour lui, l’entreprise et la société dans son ensemble.
Pierre-Eric SUTTER