En cette fin d’année 2013, le père Noël est venu déposer dans ma botte un livre, dénommé « Du bonheur – Un cheminement philosophique » de Frédéric Lenoir. En cette période de passage d’une année à l’autre, il est de tradition de se souhaiter une ‘bonne et heureuse année’ et de prendre quelques résolutions. Ce livre tombe donc à point nommé : non seulement parce qu’il devrait m’aider à formuler mes vœux avec plus de sincérité et à concrétiser mes résolutions (vivre une bonne et heureuse année moi aussi) car, paraît-il – je l’ai lu dans ce livre – le bonheur est un but universel, une finalité que tout le monde cherche à atteindre. Mais comment aspirer au bonheur alors que l’époque est tellement à la morosité ? En quoi le travail, thématique favorite de ce blog, peut-il y contribuer ?
Les français ont tout pour être heureux pourtant ils ne le sont pas et pire, ils sont les plus pessimistes au monde, comme nous le ressassent invariablement les media. La France est un pays riche, libre, démocratique. Notre PIB est classé à la 5° place mondiale, pour autant les indices de satisfaction de la vie stagnent depuis la fin des Trente glorieuses. Les études et sondages relatifs à l’optimisme nous classent régulièrement en bas du tableau des nations. Les économistes et scientifiques qui se penchent sur notre pessimisme se sont rendu compte que depuis la seconde guerre mondiale le « BIB » (bonheur intérieur brut), était corrélé avec le PIB : plus le revenu augmente, plus la satisfaction de vie augmente. Mais à partir des années 1970, les experts constatent que la machine s’enraye : le revenu et le PIB continuent d’augmenter, mais pas la satisfaction de vie et le BIB qui se stabilisent et stagnent, bon an mal an. Comment expliquer ce paradoxe – nommé paradoxe d’Easterlin ?
L’Observatoire de la vie au travail (dont nous présentons régulièrement les résultats dans ce blog), établit annuellement le diagnostic du vécu au travail des salariés français depuis 2009. L’analyse de ce vécu révèle un paradoxe dans le rapport qu’entretiennent les français avec le travail, similaire à celui d’Easterlin. Ce paradoxe peut se résumer par la formule suivante : « idéalisation DU travail + insatisfaction à SON travail = frustration », pour 2 français sur 3. Dit autrement, la tonalité principale du rapport au travail en France c’est « j’aime LE travail mais MON travail ne m’aime pas ». La bonne nouvelle, c’est que le travail fait sens en valeur absolue ; c’est un idéal fort, intégré positivement et collectivement dans l’esprit de nos concitoyens. La mauvaise nouvelle c’est que cet idéal « s’idéalise » de plus en plus car il ne se concrétise en valeur relative que trop peu au quotidien : les français sont fortement insatisfaits par les conditions de travail et la façon dont il se met en scène au sein de leur employeur. Ils voudraient s’investir professionnellement mais ils ont l’impression de ne pas le pouvoir. Ils en sont frustrés, ce qui fait qu’ils lèvent le pied et qu’ils ont une forte impression de non-sens.
Ce manque de congruence entre travail pensé et travail ressenti engendre deux chaînes de conséquences, l’une pour les salariés, l’autre pour les employeurs : pour les salariés une baisse du bien-être, un accroissement des risques psychosociaux, voire des menaces sur leur santé. Pour les employeurs, une baisse de leur performance sociale et de leur compétitivité, un risque d’exposition juridique et médiatique plus forte. Entreprises comme salariés ont leur part de responsabilité à assumer, tous ont à gagner à le faire ensemble : pour les employeurs en agissant sur les sollicitations négatives de l’environnement de travail, pour les salariés par une meilleure connaissance d’eux-mêmes, de leurs idéaux, motivation et compétences.
Pour résoudre l’insatisfaction au travail, la tentation serait grande de faire comme on a spontanément toujours fait en France depuis 1945 : accroître les sources de satisfaction professionnelle, notamment par le salaire et les acquis sociaux, ou plus récemment et plus trivialement par des séances de massage sur le lieu de travail. Or paradoxalement promouvoir une politique qui se positionnerait de cette manière ne ferait qu’alimenter l’insatisfaction des salariés et renforcer le paradoxe d’Easterlin. La satisfaction au travail est une condition certes nécessaire mais pas suffisante car il ne faut pas confondre bien-être physique et bien-être global, le premier n’étant qu’une partie du tout qu’est le second : le bien-être global est constitué du bien-être physique mais aussi et surtout du bien-être psychique. Les augmentations de salaire et les massages ne résolvent pas le mal-être psychique des salariés à eux tout seul, loin s’en faut, même s’ils peuvent y contribuer, voyons comment.
Au travail le bien-être physique (plaisir, satisfaction) ne doit en aucune manière être une fin en soi mais un moyen pour atteindre une performance sociale optimale, performance qui englobe le bien-être global des salariés. Les chercheurs en psychologie positive ont en effet démontré toute l’importance du rôle du bien-être dans la performance humaine. Ils ont établi que c’est le bien-être qui cause la performance et non l’inverse. Comme le disait le philosophe Alain, « Ce n’est point parce que j’ai réussi que je suis content ; mais c’est parce que j’étais content que j’ai réussi ». C’est le bien-être global et non le bien-être physique à lui tout seul qui est au fondement de la performance optimale des salariés – et donc de celle des entreprises ! Les décideurs ou représentants du personnel qui pensent le contraire ne font qu’accroître le mal-être des travailleurs et tirent une balle dans le pied de la performance sociale de leur entreprise.
Comment accroître en même temps le bien-être des salariés et la compétitivité des entreprises ? Déjà en arrêtant d’opposer les deux termes, car dans les faits bien-être et compétitivité sont liés. Comment ? Par le processus vertueux du bien-être, celui qui cause la performance au travail, qui peut se résumer en trois mots : sens, mobilisation et satisfaction. Pour être performant au travail, il faut au préalable que chacun y trouve un sens pour soi, i.e. que son travail soit conforme à ses idéaux et valeurs. C’est ce qui ensuite va donner envie au travailleur de s’y mobiliser. Enfin, quand cette mobilisation procure de la satisfaction, malgré les difficultés et les efforts consentis pour atteindre tel ou tel résultat, le cercle vertueux du bien-être boucle sur le sens qui s’est actualisé concrètement, sens qui se consolide car il a été ressenti. A l’inverse, se déroule le cercle vicieux du mal-être : si le travail et ses conditions sont déplaisants, insatisfaisants, il ne donne pas envie de s’y mobiliser, ou alors à contrecœur ; il est alors générateur de non-sens car il ne s’actualise que trop peu avec les idéaux du travailleur concerné et pire, ce qui le fait entrer en conflits avec ses valeurs voire le rend malade. Le travail étant plus générateur de non-sens que de sens pour lui, le salarié ne s’y investira pas au-delà du salaire qu’il en retire, ultime raison qui le fera venir travailler. Il est fondamental que tous comprennent que le bien-être global ne doit pas être réduit au seul bien-être physique. Mais plus encore, qu’il est à la genèse de la performance. Cette connaissance doit s’intégrer dès le plus jeune âge sur les bancs de l’école maternelle jusque dans les amphi des écoles de management : le bien-être physique comme fin en soi est sans issue ; il en va du bonheur des salariés, de la performance des entreprises et de la compétitivité de la France.