La France se réveille avec la gueule de bois. Après la violence des attentats, les défilés populaires, l’unité nationale contre le terrorisme, nous étions tous des Charlie. Puis il y eut la minute de silence perturbée, la controverse Dieudonné, les drapeaux français brulés à l’étranger. Il apparut que nous n’étions pas tant que cela tous des Charlie, qu’un certain nombre de nos concitoyens ne semblaient pas partager les valeurs qui avaient unis comme un seul homme des millions de français, malgré leurs différences, pour des marches républicaines sur tout le territoire. Que ce soit le fait de peuples de par le monde, éloignés de notre territoire, de notre culture et de nos valeurs, soit ; mais que ce soit le fait de certains de nos concitoyens vivant dans l’hexagone – puisque les terroristes étaient de nationalité française –, la pilule est bien difficile à avaler.
Il y a toutefois toujours un bien pour un mal : cette situation nous pousse à nous interroger sur les ressorts qui poussent certains à se proclamer Charlie et d’autres anti-Charlie ; elle nous oblige à y réfléchir et à en tirer des enseignements capitaux pour l’avenir. Ces événements montrent en effet à quel point nous sommes non seulement régis dans nos pensées et comportements par des valeurs mais aussi heurtés quand ces dernières ne sont pas respectées : c’est ce qui fait que nos choix, nos actes, notre existence – mais aussi ceux des autres –, prennent tout leur sens ou font non-sens. Cela doit nous inciter à nous interroger sur la teneur de nos valeurs et de leur coexistence avec celles d’autrui, hors ou dans l’entreprise.
Mais justement, de quelles valeurs parlons-nous ? Côté Charlie, le français moyen cite spontanément celles qui ornent le fronton de sa mairie ou de son lycée : liberté, égalité, fraternité. Ces valeurs constituent depuis 1789 le ciment identitaire de notre nation laïque. Ce sont ces mêmes valeurs qui ont poussé nombre de français à marcher pour défendre la liberté d’expression, soudainement incarnée par un journal cruellement touché par l’assassinat de ses journalistes, chroniqueurs et caricaturistes, valeurs auxquelles les extrémistes islamistes s’opposent.
Ne nous y trompons pas : ce n’est pas parce que ces terroristes ont niés nos valeurs républicaines qu’ils n’avaient pas de valeurs. Quoi qu’on puisse penser d’eux, ces assassins anti-Charlie n’étaient pas des nihilistes décérébrés venus tirer aveuglément dans la foule. Ils ont délibérément choisi une cible qui faisait sens pour eux, parce qu’ils s’estimaient heurtés dans leurs propres valeurs, du fait des propos et caricatures du journal Charlie. Quelles sont ces valeurs ? Difficile à savoir, si ce n’est que la représentation du Prophète, quand elle est écornée, vaut plus que des vies humaines. Ce qui est sûr et certain, c’est que cette situation révèle un conflit de valeurs entre différents groupes sociaux engendré par une hiérarchie de valeurs et une vision du monde radicalement différentes.
Face à ce conflit de valeurs, il faut raison garder et ne pas tomber dans deux pièges au moins. Premier piège, affirmer que les valeurs des Charlie valent mieux que celle des non-Charlie et vice-versa. Cela ne ferait qu’attiser les réactions passionnelles menant à l’affrontement des uns contre les autres, chacun prétendant détenir le meilleur système de valeurs. Le risque étant d’entrer dans un double totalitarisme axiologique en opposition, où la loi du plus fort ne ferait que renforcer l’opposition des systèmes de valeurs en présence, où la violence de l’un justifierait la violence de l’autre, en une surenchère sans fin. Rien ne dit que la laïcité vaut mieux que les religions et vice-versa : aucune science ne pourra jamais démontrer la supériorité de l’une sur les autres parce que l’on ne se situe pas dans le registre de la démonstration rationnelle mais dans celui de la croyance – même l’athéisme est une forme de croyance indémontrable : ne croire en rien (sous-entendu en un au-delà après la mort), c’est déjà croire en quelque chose (une vision du monde sans au-delà justement, que personne ne pourra jamais prouver, l’absence de la preuve n’étant pas la preuve de l’absence). Les différents systèmes de valeurs peuvent coexister sans que l’un ne nuise à l’autre, s’ils se respectent les uns les autres. C’est ce que formule la règle d’or ou éthique de la réciprocité dont l’origine se perd dans la nuit des temps : “fais à autrui ce que tu voudrais qu’il te fasse“. Cette maxime est un ethos – croyance érigée en règle de conduite – dont le bénéfice profite à chacun : elle gagnerait à être rappelée, enseignée, appliquée.
Deuxième piège, laisser entendre que toutes les valeurs se valent. Le risque étant de tomber dans le relativisme qui ne permet plus de distinguer le bien du mal. On sent intuitivement qu’il y a une différence entre les valeurs et les actes d’Hitler ou de Staline et ceux de Mère Theresa ou de l’Abbé Pierre. Idem entre les terroristes islamistes et la majorité des musulmans, modérés, mais aussi entre des laïcs respectueux des croyances des autres et des laïcs qui veulent à tout prix imposer leur athéisme et leur mode de vie au reste du monde. Sous prétexte de respecter sans conditions les valeurs d’autrui, on ne peut laisser croître des systèmes de valeur qui mènent à la destruction de l’autre : c’est ce qui fait qu’on ne peut mettre sur le même plan l’arme automatique des islamistes et le crayon des caricaturistes, aussi irrespectueux soient-ils. On peut certes blâmer ces derniers d’avoir tenu des propos insultants et d’avoir dessiné des caricatures déplacées, ils ont d’ailleurs été sanctionnés à plusieurs reprises pour cela par la justice. Mais on ne peut prétendre se faire justice soi-même, que ce soit au nom d’une religion avec une arme ou au nom de la laïcité avec un crayon, dans un total mépris ou une absolue négation du système de valeurs d’autrui.
Quel enseignement tirer de ces événements ? Une meilleure connaissance du fonctionnement de l’être humain. “L’’homme est un animal symbolique qui a besoin de se représenter le monde pour être“ affirmait le philosophe Ernst Cassirer. Nous passons en effet notre temps à attribuer du sens à ce qui nous entoure. Tout fait sens, même ce qui semble ne pas en avoir a priori. Pourquoi ? Parce que lorsqu’il appréhende le monde qui l’entoure, l’être humain est limité dans ses facultés : ses sens (perception) ne lui donnent qu’une vision partielle du réel et il doit compenser par le sens (intuition, raison). C’est ce qui fait que les sciences ou les religions tentent d’expliquer l’inexplicable : les théories du big-bang, une explication de la genèse du monde ; les trois religions du Livre, une version du paradis, vision de la vie après la mort. L’homme a besoin des représentations pour compenser ses limites et répondre plus ou moins provisoirement aux mystères du monde, parce que ne pas avoir de réponse, même partielle, même partiale, c’est avoir moins prise sur l’environnement, c’est limiter l’action. Pire, cela peut être source d’inquiétude, voire d’angoisse. Mais il doit toujours se souvenir que ses représentations ne sont pas le réel lui-même, au risque de mal agir…
L’homme est ainsi constitué d’un ensemble de représentations, acquises dans son quotidien depuis sa plus tendre enfance, issues de sa propre perception mais aussi de ses différents entourages : famille, quartier, école, travail, société, culture. Cet ensemble définit notre identité : qui nous sommes, notre manière de percevoir le monde et autrui, de se les représenter. On a spontanément de meilleures relations avec des personnes qui ont la même communauté de représentations. Autrui n’est pas une personne, c’est une communauté de représentations qu’on partage plus ou moins. Idem pour soi : on adhère plus ou moins à certaines représentations de sa communauté ; c’est ce qui fait que les identités individuelles ne sont pas uniformes au sein des groupes sociaux.
En conclusion : les valeurs sont une forme de représentation qui mettent à disposition un “prêt-à-penser“ nous permettant de savoir ce que l’on doit faire et de nous comporter en cohérence avec notre communauté de croyances. Les valeurs sont des injonctions catégoriques que l’on peut partager avec d’autres communautés que la sienne, par exemple : “il ne faut pas voler“ ou au contraire qui nous distingue des autres communautés, par exemple : “il faut protéger la liberté d’expression“ ou “tu n’invoqueras pas en vain le nom de Dieu “.
Morale (ou éthique ?) de l’histoire : il nous faut apprendre à partager nos représentations, nos valeurs avec autrui et non les imposer. Certains sont des Charlie, d’autres ne le sont pas. La question n’est pas de faire en sorte que nous soyons tous des Charlie (ou des anti-Charlie) mais de coexister tous ensemble, enrichis par nos différences. Mieux comprendre et prendre en compte les représentations d’autrui, ses valeurs, ses croyances offrent d’élargir la vision du monde, la nôtre comme celle des autres, plutôt que de l’enfermer dans un seul système de représentation, toujours partiel et donc partial. D’où la nécessité de dialoguer avec l’autre sans préjugés, mais aussi d’accepter le dialogue avec lui. “Je est un autre“ disait le poète : reconnaître autrui au travers de ses valeurs, c’est réduire l’écart entre le réel et sa représentation et c’est progresser en connaissance, source de sagesse et de paix entre les hommes.
Pierre-Eric SUTTER
@sutterpe