Le réseau LinkedIn est une source inépuisable de surprise, toutes plus énormes les unes que les autres. En matière d’évolution des modes managériales, je ne me gâche pas de vous partager dans le présent billet d’humeur la perle du mois en matière de “happy bullshiting“. Elle m’a sérieusement ébranlé. Oui, je vous l’avoue, j’en suis encore tout désemparé. Je vous laisse juge car j’en perds mon latin. Suis-je devenu un vieux con qui ne comprend plus rien au management des entreprises ni au journalisme des temps modernes ? Merci de réagir après avoir lu les faits que j’ai strictement rapporté ci-après (et que j’ai quelque peu commentés à ma manière, je n’ai pas pu m’en empêcher) et dites-moi ce qui cloche…
Une offre d’emploi pour “un vrai nouveau métier, en plein développement“
L’histoire se passe à Perpignan dans le monde merveilleux des start-ups, rapportée par un journal local. L’une d’entre elle, spécialisée en logiciels de mesure des réseaux numériques, recherche son “responsable du bonheur“. Wow ! Oui vous avez bien lu : on recherche un responsable du bonheur des salariés dans une start-up du sud de la France et on le fait savoir médiatiquement. C’est ce que nous fait découvrir le journaliste, auteur de cet article, qui écrit avec emphase et force d’adjectifs, je le cite : c’est “un vrai nouveau métier, en plein développement“, comme s’il avait du mal à être lui-même convaincu. Au point que son expression “un vrai nouveau métier“ est repris en titre de colonne en plein centre de l’article comme un nez au milieu de la figure, dès fois qu’on aurait du mal, nous aussi, à y croire. La bonne vieille technique du langage performatif…
Toujours être encore plus heureux… jusqu’où ?
Pourquoi un tel recrutement ? Le dirigeant interviewé affirme qu’il veut “que nous soyons encore plus heureux de travailler dans l’entreprise“. Ah bon ? Parce qu’ils ne le sont pas encore assez ? Mais… c’est à partir de combien, le bonheur au travail ?… Quelle unité de mesure ce dirigeant a-t-il utilisé pour établir cet état des lieux ? Nous ne le saurons pas, hélas, cela n’intéresse en rien le journaliste. En revanche, l’article nous dévoile ce qu’attend ce dirigeant de sa future recrue, je cite, one more time : “nous recherchons une personne qui serait pour la boîte une sorte de coach de vie.“ Coach de vie, rien de moins que cela, sacré programme ! Ça donne le tournis tellement ça vole haut !
Le journaliste ajoute, après cette envolée lyrique que, quand même, “accessoirement, cette perle rare aura pour tâches des travaux plus basiques comme de l’entretien…“ (des sols ? Des toilettes ? D’appréciation annuelle ? Ce n’est pas précisé, tant pis, nous ne saurons pas), “de la décoration, l’organisation de soirées de sorties, l’embellissement des espaces de travail ou de convivialité“, redescendons sur terre, c’est l’esprit start-up tout de même où tout le monde touche à tout. Mais rassurez-vous, ça redécolle stratosphériquement quand le responsable comm de ladite start-up reprend de plus belle avec la description du profil. Tenez-vous bien, ça va méchamment décoiffer.
Profil du “responsable du bonheur“ ? Peu importe !…
“Le profil du candidat n’est pas figé. Cela va de la personne en reconversion, au jeune diplômé en communication, ou de l’entrepreneur qui cherche une nouvelle expérience.“ Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils sont ouverts pour recruter leur coach de vie ; un jeune dip plein d’inexpérience peut faire l’affaire, cool ! Je suis toutefois moins sûr qu’un entrepreneur plein d’expérience aura envie de s’occuper des travaux basiques d’entretien ou de déco… Je doute tout autant qu’ils soient aussi ouverts sur le profil de leurs ingénieurs réseaux… Mais bon, soyons “open minded“, après tout, en matière de gestion des RH on peut tout se permettre, et tous les goûts sont dans la nature, non ? En bref, à ce point de l’article, je me suis dit que pour ce job, dans cette start-up, ils sont ok pour prendre n’importe quel profil ; espérons que ce responsable bonheur ne sera pas n’importe qui fera n’importe quoi…
“Nous surprendre“, l’essentiel…
Ah ben si, zut, je n’avais pas lu l’article jusqu’à la fin : il pourra faire n’importe quoi comme le confirme le responsable comm (qui se permet de dire n’importe quoi, au moins il est en phase avec le profil) : “il faut qu’il nous surprenne et surtout, qu’il ait envie de s’occuper des gens“. S’occuper des “gens“ (jolie formule pour parler des salariés), en les occupant avec des activités infantilisantes ? Faut croire, car la cerise sur le gâteau arrive ; soyez patients, chers amis lecteurs ! Le final est digne des meilleurs story telling de start-ups en mal de notoriété – pardon – de buzz. Avant de vous dévoiler ce final hollywoodien, figurez-vous (vous les sceptiques que je sens froncer du sourcil), qu’après publication de l’offre d’emploi, “les candidatures ont commencé à pleuvoir“. Ça fait envie, non ? Et vous allez voir, il y a du lourd !
La surprise, la surprise, la surprise !
Continuons de citer au lieu de persifler : “parmi les CV qui sont arrivés à l’entreprise [le dirigeant (que je n’aurais pas l’indécence de nommer comme le fait le journaliste)] a eu la surprise de recevoir un carton, genre boîte à chaussures, rempli d’accessoires incongrus. Un canon à confettis, une statuette Star wars, (…) une sorte de calendrier de l’avent ouvrant sur des échantillons d’idées pour rendre les salariés heureux“… “Un canon à confettis“ ?… Je vous jure, je ne plaisante pas, c’est ce qu’il y a d’écrit ; moi, j’appelle cela les accessoires d’un clown pour goûter d’enfants. Pourtant, rappelez-vous, on parle bien d’une candidature pour un poste de “responsable bonheur“ dont on attend qu’il soit le “coach de vie de la boite“.
Qu’a bien pu faire le dirigeant ? Econduire le plaisantin ? Pas du tout ! Prêtez attention vous les barbants et les incrédules, voici ce qu’il a fait et prenez-en de la graine. Ta daaaam ! “Ce CV m’a intrigué et j’ai immédiatement contacté ce candidat qui a su nous surprendre“ explique le dirigeant. L’histoire ne nous dit pas s’il a été embauché car ce n’est pas cela l’important ; ce qui importe, je vous le rappelle, c’est d’être surpris, pas d’être convaincu par le profil –en même temps suis-je bête, il n’y a pas de profil. La conclusion du journaliste, à ce sujet, est sans appel – je cite toujours : “Le responsable du bonheur ne doit pas être sans aspérité et sans imagination, avis aux candidats“. Merci pour le conseil.
“Responsable du malheur“, SAV du bonheur au travail ?
Qu’on ne se méprenne pas ; je ne suis pas contre le bonheur au travail bien au contraire, je suis moi-même tout contre au quotidien. Mais je ne peux m’empêcher de m’interroger des moyens mobilisés pour cette fin à notre époque et des dommages collatéraux, car ce cas limite n’est pas isolé, hélas. Quid des salariés qui oseraient faire un burn-out alors qu’on s’occupe si bien d’eux ? Le dirigeant les virera-t-il pour non-atteinte des objectifs de bonheur au travail ? Devra-t-il fustiger son “responsable du bonheur“ de ne pas avoir assez utilisé son canon à confettis ? Les salariés pourront-ils se retourner contre ce dernier de ne pas avoir su faire leur bonheur professionnel ? Faudra-t-il recruter un “responsable du malheur“ pour effectuer le SAV du bonheur au travail ? Aidez-moi à répondre à ces questions abyssales, je me perds en conjectures et les bras m’en tombent…
Pierre-Eric SUTTER