Les entreprises ont-elles intérêt de se soucier du bonheur de leurs salariés ?
Le Président de la république n’a pas dérogé à la tradition : le 31 décembre, François Hollande a présenté ses vœux aux français. Rapportant les vœux du Président qui évoquant la France et les français a précisé que « rien n’est pire que le dénigrement de soi », l’éditorial du Monde en date du 3 janvier 2014 commence par ces trois questions : « Et si la France cessait de broyer du noir ? Si elle finissait avec l’autoflagellation ? Si elle rompait avec ce désenchantement lancinant qu’elle semble s’inspirer à elle-même ? » Le pacte de responsabilité qu’a proposé le même François Hollande aux entreprises montre combien la compétitivité des entreprises et l’optimisme voire le bonheur des français – et donc des salariés qui travaillent dans lesdites entreprises – sont liés, comme les chercheurs en psychologie positive l’ont montré selon le cercle vertueux : « sens – engagement – satisfaction », nous renvoyons le lecteur au billet du mois. Le bonheur est de plus en plus tendance car il en va du moral des français et de la compétitivité de la France.
Les entreprises ont-elles intérêt de se soucier du bonheur de leurs salariés ? Question abyssale qui en entraîne d’autres : qu’entend-on par bonheur, et si les entreprises ont intérêt à s’en soucier, comment le manager – et pour paraphraser le célèbre pape du management canadien Peter Drucker qui affirmait que l’on ne peut manager ce que l’on ne peut mesurer –, comment justement en prendre la mesure, plus précisément, le bonheur est-il mesurable ?
Plus que jamais en France, on parle de bonheur. Sans doute, parce que, pour paraphraser le poème de Paul Fort, il a filé ; « on reconnaît le bonheur au bruit qu’il fait quand il s’en va », disait Prévert. Bref le bonheur ne se raconte pas, il se vit et de nos jours, il semble plus se raconter bruyamment que se vivre. Un historien, Rémy Pawin, vient de sortir un livre « Histoire du bonheur en France depuis 1945 » dans lequel il soutient la thèse que le bonheur, idée neuve, est déjà derrière nous. Le bonheur serait devenu, dans le courant des années 1950, la valeur prédominante des français, il aurait même été érigé comme norme absolue dans notre société. En ce sens, il rejoint Pascal Bruckner qui en 2000 déjà titrait son ouvrage « L’euphorie perpétuelle » pour parler du « devoir de bonheur », idéologie qui pousse à tout évaluer sous l’angle du plaisir et du désagrément, cette assignation à l’euphorie rejetant dans l’opprobre ou le malaise ceux qui n’y souscrivent pas. Il fait écho à Jules Renard qui quelques décennies plus tôt proclamait : « J’ai connu le bonheur mais ce n’est pas ce qui m’a rendu le plus heureux. » Car il semble qu’une certaine méprise tend à confondre bonheur et plaisir : le bonheur ne se résumerait pas au plaisir même si ce dernier contribue au premier. Voyons en quoi cette méprise concerne les entreprises et leurs salariés.
Selon Jean-Pierre Brun, professeur à l’Université Laval de Québec et consultant, le bonheur des employés n’est pas de la responsabilité des entreprises. Selon ses dires, postés dans « Le Cercle Les Echos » le 13/10/2013, un certain discours voudrait que les entreprises et les managers soient responsables du bonheur de leurs collaborateurs ; si le travail peut apporter du plaisir, un sentiment de réalisation ou de la motivation, les entreprises n’ont pas pour autant à garantir le bonheur de leurs salariés. Et Jean-Pierre Brun de continuer : « Les entreprises (…) ne sont pas responsables du bonheur, ou du malheur, des collaborateurs. Non seulement ils n’en sont pas responsables, mais ils ne disposent pas des outils et de la légitimité pour s’occuper du bonheur des employés. Cela relève de la sphère privée. Toutefois, ils sont, en partie, responsables de leur bien-être ou de leur plaisir au travail. Non seulement cela fait partie intégrante de leurs responsabilités, mais ils ont aussi des outils pour intervenir à ce niveau (diagnostic quantitatif ou qualitatif, formation, analyse du travail, etc.)« .
Peut-on séparer ainsi la sphère privée de la sphère professionnelle ? Si l’on en juge la centralité qu’a acquis de nos jours le travail, on serait tenté de répondre par la négative. Peut-on séparer bonheur et bien-être ? Indirectement, les entreprises ont une responsabilité sur le bonheur de leurs salariés, justement parce qu’elles peuvent être la cause de leur malheur, particulièrement quand elles ne font rien pour s’occuper de leur bien-être et pire, quand elles font tout pour accélérer leur mal-être, poussant certains à mettre fin à leur vie sur leur lieu de travail. Les entreprises sont non seulement responsables (juridiquement en France, selon l’article L4121 du code du travail) mais peuvent être tout autant coupables : il ne faut pas confondre « responsabilité » et « cause ». Ce n’est pas parce qu’on est responsable du bien-être des salariés qu’on ne peut pas être à la cause de leur malheur – ou de leur bonheur. D’ailleurs le travail est classé en France comme 2° valeur sociale, juste après la famille et avant les amis et les loisirs, respectivement à la 3° et 4° place. Les salariés idéalisent le travail et en attendent beaucoup : s’il ne fait pas le bonheur à lui tout seul, il y contribue. Toutefois, il serait un peu juste, à l’inverse, de déresponsabiliser totalement les salariés : c’est avant tout à eux de faire leur bonheur et de décider ce qu’est pour eux ce bonheur, notamment s’il passe par le travail. En aucune manière le travail ne doit devenir la seule finalité du bonheur : il serait terrible de voir s’afficher sur le fronton des entreprises des phrases comme « le travail rend heureux » qui rappelleraient bien de mauvais souvenirs, justement situés juste avant l’année 1945
En ces temps où les partenaires sociaux se sont mis d’accord sur un accord national interprofessionnel promouvant la qualité de vie au travail, le bien-être professionnel devient en France une question centrale sur laquelle il faut se pencher sérieusement : pour savoir ce qu’il en est, et agir à bon escient. Car comme l’ont montré les chercheurs en psychologie positive, il existe une relation causale entre bien-être et performance : c’est le premier qui conditionne la seconde, dit autrement, plus le bien-être du salarié est élevé meilleure est sa performance. Et plus son bien-être est élevé, plus cela peut contribuer à son bonheur, si le travail fait partie de l’écologie de son bonheur. En clair, pour ce qui concerne la responsabilité de l’entreprise, il est fondamental pour ses gestionnaires de savoir identifier les salariés dont le bien-être est élevé de ceux dont il est plus faible, pour agir à bon escient et favoriser la performance des collaborateurs : tout le monde n’aura pas besoin d’une salle de massage pour aller mieux dans son travail et être plus performant.
Mais comment avoir un état des lieux collectif du bien-être des salariés, sentiment purement individuel ? Est-il possible de cartographier le niveau de bien-être de l’ensemble des salariés, tout en respectant leur anonymat pour ne pas stigmatiser ceux qui auraient un piètre niveau de bien-être ? Et comment agir à partir d’une telle cartographie ? Avant de répondre à ces questions, il convient de s’attarder sur quelques points conceptuels relatifs au bien-être.
Du bien-être au bonheur, de la qualité de vie au travail à la qualité de vie
Le premier volet de ce dossier nous aura permis de comprendre qu’il faut se méfier de la confusion qui réside entre ‘bonheur’ et ‘bien-être’ et en quoi ce débat concerne les entreprises. Le second (le bien-être) contribue au premier (le bonheur) mais aussi à la performance de l’organisation. Si les entreprises ne sont pas responsables du premier, elles sont responsables du second et ont tout intérêt à le développer car il est à la genèse de la performance des salariés – et donc de l’organisation. Mesurer le bien-être des salariés (et non leur bonheur) est donc tout à fait pertinent, mais cela ne doit pas se faire n’importe comment, notamment en recourant à un sondage d’opinion ; avant de voir pourquoi, attardons-nous sur la notion de bien-être qu’il convient de mesurer.
Pour mieux cerner la notion de bien-être professionnel, il faut retenir que vivre son travail c’est tant le penser que le ressentir. Le vécu professionnel ne peut en effet s’appréhender sans la prise en compte de ces deux grandes dimensions distinctes mais indissociables, telles qu’étudiées par la psychologie positive (centrée sur l’étude du bien-être), qui a contribué à en préciser les concepts : la dimension eudémonique – le travail pensé – et la dimension hédonique – le travail ressenti.
La dimension eudémonique renvoie au travail pensé en tant qu’’idée’ ou ‘idéal’ c’est-à-dire tout ce vers quoi l’individu tend pour s’accomplir dans ‘le’ travail. Ce terme provient du grec eudaïmon qui justement signifie ‘bonheur’. De manière générale, c’est le sens que l’individu donne a priori au travail, c’est la visée théorique et existentielle avec laquelle il envisage de s’y réaliser, celle qui guide sa réalisation pratique.
La dimension hédonique renvoie au travail ressenti, sous la forme d’émotions positives et négatives. Du grec ancien hédonè, signifiant ‘jouissance’ ou ‘plaisir’, cette dimension fait référence tant à la recherche de plaisir qu’à l’évitement de la souffrance. De manière générale, elle consiste en l’évaluation subjective a posteriori des situations concrètes de « son » travail, interprétation basée sur l’expérience et les stimuli reçus au quotidien.
Chaque organisation peut dès lors s’interroger sur la tonalité du vécu professionnel de chacun de ses salariés, la manière – positive ou négative – dont il pense ‘le’ travail et ressent ‘son’ travail, et donc s’il lui procure un bien-être plus ou moins grand. Y a-t-il écart franc ou congruence entre les deux dimensions du bien-être ? Comment l’une et l’autre de ces deux dimensions – eudémonique et hédonique – se conjuguent-elles au quotidien et sur la durée, quelle tonalité donnent-elles au vécu des salariés ?
Dès lors, les entreprises soucieuses de la performance de leurs salariés se doivent de prendre la mesure du bien-être de leurs salariés avec des outils appropriés, et pas n’importe lesquels. Force est de constater que nombre d’instituts de sondage – qui comme leur nom l’indique sont spécialisés en sondage d’opinion et pas en diagnostic psychosociologique – s’improvisent comme acteurs de l’évaluation du bien-être. Or le bien-être étant la dimension psychique de la santé humaine, il ne peut s’évaluer autrement que par le biais d’une méthodologie ad hoc, un diagnostic psychosociologique conduit par des experts du domaine : des psychosociologues ou des psychologues du travail. Qui accepterait de confier ses dents à un pseudo dentiste brandissant une paire de tenailles pour les soigner ? Même si une telle méthode peut permettre, avec un peu de chance, d’obtenir le résultat attendu – arracher la dent malade – il est à craindre qu’elle produise des dommages collatéraux sérieux. Il est fondamental de mesurer le bien-être des salariés avec la rigueur méthodologique en vigueur et non avec des outils improvisés, sinon il est à craindre qu’on évalue tout autre chose.
Il existe des questionnaires évaluant le bien-être au travail des salariés, dûment validés scientifiquement et méthodologiquement. Par exemple, pour la dimension hédonique, l’’index of job satisfaction’ de Judge, Bono & Locke (2000). Pour la dimension eudémonique, le ‘Psychological Well-Being de Ryff’ (1989). Ces questionnaires doivent être utilisés par des experts (comme ceux de mars-lab !) qui savent les manier et en interpréter les résultats. Après recueil et traitement des données des salariés, il est possible de cartographier le vécu de bien-être de chaque salarié et de compiler l’ensemble des vécus à l’aide d’un nuage à points, comme le montre la figure ci-dessous.
Dès lors il est possible de se faire une idée du niveau de bien-être au travail de tous les salariés, sans pour autant préjuger de leur identité. Une telle cartographie respecte l’anonymat des répondants tout en donnant une visibilité objectivée de la situation d’une des dimensions essentielles de la qualité de vie au travail. C’est un premier pas qui permet de couper court à toutes les fausses vérités et idées reçues et de commencer à bâtir une politique de la qualité de vie au travail qui s’appuie sur une vision objective de la situation de vécu des salariés.
Comme il est possible de cartographier une organisation Direction par Direction, département par département, il est aisé d’établir un plan d’action qui s’occupe prioritairement des collectifs de travail présentant le bien-être le moins élevé. Collectivement comme individuellement : collectivement à l’aide d’actions correctives de prévention primaire et secondaire, améliorant les conditions de travail issues de l’environnement qui nuisent au bien-être des salariés (il est également possible d’identifier les facteurs qui obèrent les conditions de travail par des questionnaires ad hoc) ; individuellement à l’aide d’actions correctives de prévention secondaire et tertiaire favorisant l’adéquation ou l’intégration dans leur travail des salariés en moindre bien-être, par des actions de suivi plus personnalisées.