Ce mardi 24 mars 2015, l’A320 de la compagnie aérienne German Wings s’est écrasé dans les Alpes du sud, scellant le sort de 149 personnes. L’une des boites noires ayant été rapidement retrouvée parmi les débris de l’avion, son analyse à a confirmé que l’accident résulte d’un acte volontaire du co-pilote, Andreas Lubitz. Après la vive émotion que ce crash avait causé, c’est la stupeur qui a immédiatement succédé à l’annonce de cette nouvelle, dès lors que l’hypothèse d’un acte terroriste avait pu être écartée. En effet, l’enquête de police ayant rapidement progressé, la presse a promptement annoncé que les motifs du geste suicidaire du jeune co-pilote allemand étaient liés à des problèmes d’ordre psychiatrique. Des ordonnances retrouvées chiffonnées et déchirées à son domicile ont poussé certains médias à avancer la thèse d’une “dépression“ et d’autres celle d’un “burn-out“. Thèse corroborée par le témoignage troublant de son ex-compagne, hôtesse de l’air dans la même compagnie : “il s’énervait à propos des conditions de travail. Pas assez d’argent, peur pour le contrat [de travail], trop de pression », précise-t-elle. Se posent alors toute une série de questions. Comment peut-on mener autant de personnes à la mort pour des problèmes psychiques, aussi graves soient-ils? N’eut-il pas été possible d’éviter une telle catastrophe? L’employeur n’est-il pas responsable? Quel enseignement en tirer pour les dirigeants et gestionnaires d’entreprises?

De la difficulté de cerner les problèmes psychiques

La dépression peut-elle être la cause d’un tel accident? L’enquête a révélé que le jeune copilote avait traversé un épisode dépressif lourd en 2009 et avait suivi un traitement psychiatrique. Depuis, le jeune homme était sous traitement médical particulier et régulier. Comme l’a rapporté le journal “Bild“, l’ex-compagne explique s’être séparée du co-pilote « parce qu’il devenait de plus en plus clair qu’il avait un problème“. Pendant leurs discussions, il craquait et lui criait dessus. La nuit, il se réveillait et criait “Nous tombons“, en proie à des cauchemars, « il devenait quelqu’un d’autre“. Mais de quelle dépression parle-t-on? Est-ce la même que celle d’un salarié, mis en en arrêt de travail pendant deux semaines par son médecin de ville parce qu’il est insatisfait ou démotivé par son job? Certes non. On mesure à l’aune des terribles conséquences qu’il ne s’agit pas de la même maladie, quand bien même le mot et pourquoi pas certains des symptômes de ce trouble de l’humeur (la tristesse, la perte d’intérêt ou de plaisir, le sentiment que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue…) sont identiques : entre un coup de déprime passager et une atteinte grave à la santé mentale, il y a dépression et dépression. D’où l’extrême importance de savoir la diagnostiquer et la traiter correctement.

La catastrophe aurait-elle pu être évitée?

N’aurait-il pas fallu interdire à Andreas Lubitz de voler, sachant ses antécédents psychiatriques ? Ce n’est pas parce que l’on a subi des épisodes dépressifs que l’on ne peut pas travailler correctement, bien au contraire. Le travail fait le plus souvent partie du remède. Andreas Lubitz aimait son travail plus que tout : voler était un idéal fort pour lui, une possibilité de réalisation forte et donc une motivation à soigner et à se faire suivre. Devenir co-pilote lui avait offert de concrétiser son rêve de toujours et cela l’aidait à se sortir de la dépression. S’il est passé à l’acte, comme le précise son ex-compagne, « c’est parce qu’il a compris qu’à cause de ses problèmes de santé, son grand rêve d’un emploi à la Lufthansa, comme capitaine et comme pilote de long courrier était pratiquement impossible ». Andreas Lubitz était fragile parce que dépressif mais son travail l’aidait à surmonter cette dépression. Mais par le même temps, c’est son travail qui l’a poussé à commettre l’irréparable parce qu’il l’avait trop idéalisé. Se sachant “mort“ symboliquement, plus rien ne pouvait plus avoir d’importance pour lui, si ce n’est de rendre la violence qu’il venait de subir ; apprenant qu’on venait de lui voler sa vie professionnelle, il a volé en retour la vie de ses passagers et de ses collègues. Devient monstre celui qui pense avoir subi les monstruosités d’autres monstres…

La responsabilité de l’employeur doit-elle être engagée?

Doit-on tenir rigueur à la compagnie de ne pas avoir mesuré l’impact d’une telle décision sur la psychè fragile du jeune co-pilote? Probablement pas. Andreas Lubitz était suivi par des spécialistes. Le secret médical empêche le personnel soignant de communiquer aux employeurs des informations sur l’état de santé de leurs salariés, quand bien même il peut procéder à des arrêts de travail voire à des inaptitudes en cas de danger. Pour établir la responsabilité de la compagnie, il aurait fallu qu’elle eût été informée d’un risque et qu’elle ait passé outre. Or c’est Andreas Lubitz qui a caché à sa compagnie l’arrêt maladie dont il faisait l’objet le jour de l’accident, ce qui laisse à penser que le personnel soignant avait fait son travail. Ce fait accrédite fortement l’hypothèse que l’idéal professionnel du jeune co-pilote ne pouvant plus se concrétiser, ses troubles psychiques ont resurgi et l’ont poussé à commettre cet acte désespéré, rationnellement orchestré tant avec détermination que discrétion. Ce que confirme l’ex-petite amie : « Il était capable de cacher aux autres ce qui se passait vraiment en lui », a-t-elle estimé, expliquant qu’il « ne parlait pas beaucoup de sa maladie, seulement qu’il suivait un traitement psychiatrique à cause de cela ».

Quel enseignement tirer de cette tragédie?

Cette tragédie illustre à quel point le travail est devenu central dans la vie des occidentaux, parce que dans nos sociétés sécularisées, il devient l’une des principales sources de sens existentiel. Le travail permet d’exister individuellement, socialement, symboliquement. Bien plus que d’être un simple gagne-pain permettant l’accès à l’emploi et la société de consommation, il offre de se sentir utile et de se réaliser en réalisant une œuvre qui contribue à donner du sens à sa vie : réduire les injustices quand on est avocat, sauver des vies quand on est infirmière, faciliter le quotidien des gens quand on est pilote. En matière de sens au travail, il n’y a pas de sot métier. Je me souviens avoir été étonné par l’idéal professionnel d’un ouvrier employé au sein d’un constructeur automobile qui occupait un travail en apparence inintéressant et vide de sens (pour moi) car posté à la chaîne il faisait le même geste des centaines de fois par jour. Pourtant, il avait la ferme conviction de faire une œuvre de sécurité publique : il s’était persuadé qu’en faisant bien son travail il évitait des accidents de la route. Le sens de son travail ne se dévoile intimement que pour soi et par soi-même…Nier la dimension de sens que trouve la personne à son travail dans des gestes paraissant anodins pour autrui c’est nier la personne elle-même et risquer de la tuer symboliquement.

S’il offre une raison d’exister et donc de vivre, le travail ne doit pas être la seule, le cas d’Andreas Lubitz l’illustre particulièrement. A trop faire de son activité professionnelle l’unique finalité de sa vie, on s’expose à des troubles mentaux graves, comme le montre l’accroissement inquiétant des cas de burn-out qui reposent sur une dynamique similaire (voir notre dossier du mois). Les entreprises doivent non seulement former leurs managers à la “gestion du capital de sens“ de leurs collaborateurs mais elles doivent aussi s’entourer des conseils et des services de professionnels en capacité d’intervenir tant sur la dimension psychique qu’organisationnelle du phénomène homme au travail: seuls les psychologues du travail ont ces compétences réunies sous la même casquette. Ils peuvent être relai tant auprès de l’employeur que des services de santé au travail et du médecin de ville voire du psychiatre si nécessaire, dans le respect des personnes que cadre les codes de déontologie de ces personnels soignants.

Pierre-Eric SUTTER
@sutterpe

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