Ce mercredi 31 décembre 2014, François Hollande s’est prêté au traditionnel discours des vœux aux français. A mi-mandat, le chef de l’Etat a préféré faire « le service après-vente » des réformes en cours – comme l’indique le journaliste du Monde rapporteur de ces vœux – plutôt que d’en proposer de nouvelles. «Pas de mea culpa sur la montée du chômage » sous-titre l’édition web du quotidien national, fustigeant, je cite, « ce qui constitue pour lui un cuisant échec : la montée continue du chômage au cours des douze derniers mois, alors qu’il s’était engagé à ce que la courbe du chômage s’inverse à la fin de 2013…». Le président de la République préfère se faire rassembleur pour se focaliser sur ce qui fait consensus tout en essayant de donner une note d’optimisme à ses propos : « Nous avons toutes les raisons d’avoir confiance en nous, à une condition, faire preuve d’audace. La France n’est pas une nostalgie mais une espérance. » De quelle audace faudra-t-il faire preuve en France pour éradiquer le chômage ?

Les hasards de l’actualité font qu’au lendemain du discours du Président, ce jeudi 1° janvier, a été annoncée la promotion des nouveaux nominés de la Légion d’honneur. Y figurent entre autres nos deux prix Nobel de l’année, Modiano et Tirole, cités par le chef d’Etat dans son discours pour illustrer la fierté dont nous, français, pouvons nous targuer pour contrecarrer le “french bashing“, si tendance dans notre beau pays. Mais aussi l’économiste Thomas Piketty, auteur du livre à succès “Le Capital au 21° siècle“, qui fait un carton avec 1.5 million d’exemplaires vendus.

Mais petite ombre au tableau : Thomas Piketty a fait savoir qu’il refusait sa nomination au grade de chevalier de la Légion d’honneur. Il faut dire que la personne à l’origine de la démarche (rappelons que cette distinction ne se demande pas, elle doit être proposée par un tiers) n’avait pas prévenu l’économiste. La surprise n’est toutefois pas la vraie raison du refus de Piketty : cette personne qui l’a proposée est membre du gouvernement actuel ; il s’agit de la secrétaire d’Etat chargée de l’enseignement supérieur et de la recherche, Geneviève Fioraso, qui souhaitait “rendre hommage au travail de recherche d’excellence mené par Thomas Piketty (…) travail qui bénéficie d’une renommée internationale [méritant] d’être distingué par la République française“. So what ?

Alors que Piketty est classé à gauche, le torchon brûle entre l’économiste et le gouvernement actuel. “Je refuse cette nomination, car je ne pense pas que ce soit le rôle d’un gouvernement de décider qui est honorable“ s’est justifié Piketty, ajoutant que l’Etat “ferait bien de se consacrer à la relance de la croissance en France et en Europe“, plutôt que de distribuer ces distinctions. Il faut dire que l’accueil réservé au livre par le gouvernement à sa sortie il y a environ un an avait été plus que mitigé. L’économiste critique en effet régulièrement la politique menée par François Hollande qui lui semble manquer d’audace, justement, notamment du fait de l’abandon de sa promesse de campagne d’une profonde réforme fiscale visant à une plus grande progressivité de l’impôt, thèse défendue par l’économiste dans son dernier ouvrage.

Dans cet ouvrage, Piketty sort des sentiers battus et fait bien preuve d’audace : ce n’est pas par un retour à la croissance à 2 points qu’on sortira de la crise – et donc qu’on résorbera le chômage. Selon l’économiste, cette période de forte croissance est derrière nous ; c’est un accident de l’histoire économique, un épiphénomène qui ne se reproduira plus, hors événements exceptionnels éventuels (comme les 2 guerres mondiales du 20° siècle qui ont permis les Trente Glorieuses). Si l’économiste propose de taxer les revenus par un impôt progressif, c’est parce qu’il a montré que les revenus de ceux qui détiennent le capital s’accroissent plus vite et plus sûrement que ceux qui travaillent, particulièrement en période de croissance faible. On peut comprendre la déception de Thomas Piketty constatant que le gouvernement de François Hollande n’a pas osé ce rééquilibrage plus juste des richesses pour éviter la concentration du capital auprès “d’happy fews“.

Piketty est audacieux. Non pas parce qu’il a refusé la Légion d’honneur. Mais parce qu’en faisant prendre conscience que la croissance sera faible sur le long terme, comme elle l’a été le plus souvent avant les Trente Glorieuses, il ose aller à contre-courant des idées des économistes néolibéraux et des croyances des politiciens socio-démocrates qui n’ont qu’un credo à la bouche – retrouver une croissance forte, unique panacée pour soigner tous nos maux socio-économiques, dont le chômage. En scientifique rigoureux, Piketty a définitivement abandonné les lunettes déformantes des Trente Glorieuses. Cessant d’utiliser les cadres de pensée du passé, il bat à froid ce mantra trompeur et regarde résolument vers l’avenir. “La France n’est pas une nostalgie mais une espérance“.

La nouvelle n’est pas agréable à entendre pour ceux qui depuis une quarantaine d’années avancent en regardant en arrière, nostalgiques qu’ils sont de cette croissance façon “Trente Glorieuses“. Piketty n’est pas seul. Il rejoint d’autres économistes ou prospectivistes qui osent penser autrement l’économie. Nous évoquions sur ce blog début octobre la prédiction faite par l’américain Jeremy Rifkin relative à la fin du capitalisme prévue pour 2060, à l’occasion de la sortie de son dernier livre (voir le billet). Un autre français, moins connu, a annoncé il y a un an environ “la fin du salariat“, théorie éponyme de l’ouvrage de Jean-Pierre Gaudard, sorti en janvier 2013 (“Le salariat, c’est une forme marchande de l’activité. Pour certains aujourd’hui, par un renversement des valeurs, c’est devenu un simple moyen d’accès à des droits sociaux et il n’appelle pas plus d’investissement que cela. Le salariat va, de plus en plus, être confronté à la concurrence de l’activité“, prédit Gaudard.

Il faut se faire une raison et faire preuve d’audace. Se faire une raison, car le salariat est en voie de disparition : Au 19° siècle, le capitalisme avait mis en place le modèle salarial pour fidéliser les travailleurs, modèle dont il cherche à se débarrasser désormais. Les droits qui en ont résulté – le CDI ou l’assurance chômage – étaient liés à l’idéal démocratique qui concomitamment avait émergé en occident. Mais depuis la fin des Trente Glorieuses, ils se restreignent comme peau de chagrin : jamais il n’y a eu autant de chômeurs depuis que François Hollande a été élu Président de la République. Au 21° siècle, le salariat est remis en cause non seulement par certains capitalistes – désireux d’accroître toujours plus les revenus du capital – mais plus encore par certains travailleurs. Pour ceux-ci, le rapport à l’emploi – et donc à l’employeur – s’est radicalisé, du fait de la crise et du chômage bien sûr, mais aussi du fait de profondes mutations : la révolution numérique, le changement des mentalités, l’évolution de la société.

Les droits du salariat étaient à l’origine collectifs. Désormais l’individualisme supplante l’intérêt général. Pour preuve, l’explosion des CDD et des intérimaires ou l’essor du télétravail. Plutôt que de subir la précarisation de l’emploi, certains travailleurs la choisissent : ils comptent plus sur leurs réseaux sociaux que sur Pôle Emploi pour les aider à trouver leur prochain job – ou plutôt leur prochaine activité. De nouveaux modes d’employabilité – free-lance, auto-entrepreneuriat, portage salarial mais aussi communaux collaboratifs, entreprises sociales et solidaires, tiers secteur – représentent les alternatives marchandes et non marchandes de l’activité qui progressivement supplantent le salariat. “Le pouvoir et l’autonomie des individus prennent le dessus“, indique Gaudard. “Le pacte social entre patrons et salariés, qui reposait sur l’échange “protection contre subordination“, a vécu“.

Il faut donc faire preuve d’audace. Il n’y aura pas fin du chômage parce qu’il y aura jamais retour au plein emploi. Il faut donc prendre les devants : un trajet professionnel sera une alternance de périodes d’activité et de non-activité. Chacun sera garant de son employabilité. La question n’est pas de savoir s’il faut inventer son travail mais quand : c’est désormais possible, grâce au numérique. Entrepreneurs et salariés de tous les pays, soyons audacieux, mettons fin au chômage dès maintenant avant d’y être, réfléchissons à la meilleure manière de créer son activité, en capitalisant sur l’expérience de ceux qui ont déjà commencé à le faire et qui en vivent !…

Pierre-Eric SUTTER
@sutterpe

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