D’une exigence à l’autre…

Ouvrier à la chaine dans le secteur de la chimie, Gérard, 55 ans, vient d’être déclaré inapte. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé de s’adapter aux exigences des nouveaux modes de production: d’abord l’informatique, puis le “Lean management“, comme ils disent à la Direction. Mais Gérard s’était senti dépassé, presque trop vieux pour absorber d’un coup toutes ces nouveautés. Gérard n’avait plus pu suivre quand là-haut au siège, au début de l’année, pour ses 40 ans d’expérience professionnelle, ils avaient décidé de passer à la polyvalence des postes et d’augmenter les cadences. Pourtant, il s’y était mis de bon cœur, comme tous les autres. Ses collègues voyaient bien qu’il y avait quelque chose qui clochait chez Gérard, ce n’était plus le même ; mais ils n’avaient pas eu le temps de s’intéresser à ses soucis, vu que s’arrêter pour taper la discute, ça nuit à la performance et à la prime de rendement. Un matin, au vestiaire, comme ça, sans prévenir, Gérard s’était mis à pleurer toutes les larmes de son corps, assis sur le banc, la tête entre les mains. Et ça coulait, ça coulait, sans s’arrêter. Impossible de le faire se lever, il était comme pétrifié, collé là sur ce banc. Il avait fallu appeler les pompiers pour l’emmener à la médecine du travail et tenter d’éteindre son burn-out, qu’il disait le délégué CHSCT…

Du surinvestissement au dégoût de soi…

Chef de rayon en supermarché, Jean-Paul, 40 ans, vient d’être arrêté pour 2 mois par son médecin. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé de changer l’organisation du travail dans le magasin quand on était passé aux livraisons en drive. Mais la résistance de son équipe a été la plus forte. La goutte d’eau qui avait fait déborder le vase, ça avait été le traçage des employés avec un bracelet GPS. “C’est pour qu’on travaille mieux !“ avait-il assuré. Dubitatifs, ses collaborateurs avaient rechigné à le porter. Puis quand Maryse avait été virée parce que la Direction avait vu depuis ses ordinateurs qu’elle ne tenait pas les standards de picking dans les rayons et qu’elle n’optimisait pas ses allers et venus dans le magasin, ça avait provoqué un conflit d’une telle violence que Jean-Paul en avait été ébranlé. “On est fliqués !“ qu’ils disaient, “on ne veut plus travailler dans ces conditions !“. Lui qui n’a pas sa langue dans sa poche, il avait été comme foudroyé: il était resté là sans rien dire, se laissant même insulter par certains, sans réagir. Il avait fallu que le Directeur intervienne et descende de son bureau, tellement ça gueulait fort. Jean-Paul n’était pas revenu le lendemain. Il paraît même qu’il avait dormi deux jours de suite sans discontinuer et qu’il n’avait plus goût à rien. Il faut dire que depuis quelques temps, il croyait de moins en moins aux discours de sa Direction. Il y avait les paroles de façade “vous êtes les forces vives de l’entreprise“ et par derrière : “il faut me les faire bosser plus sinon vous me les virez, hein, mon p’tit Jean-Paul?“. Il avait ressenti un trop plein de dégoût: dégoût du monde du travail, dégoût de soi d’y avoir cru aveuglément, comme en religion. La coupe du sacrifice de soi était bien trop pleine, le diagnostic est tombé comme un couperet : burn-out.

De la passion qui enflamme au burn-out qui carbonise…

Jeune diplômé en infographie, après des années de galère à la fac, Kevin, 25 ans, vient d’être hospitalisé pour suivre une cure de sommeil. Il paraîtrait qu’il serait atteint de la maladie du siècle, le burn-out. C’est ce que lui ont soufflé en catimini les infirmières avec qui il a bien sympathisé parce que les mandarins taiseux ne disaient rien sur la cause de son malaise. Il faut dire qu’avant même d’avoir son diplôme en poche, il avait enchaîné hackathon sur hackathon. Son grand truc, c’est les espaces de co-working et les fab-labs. Il en parle passionnément: les rencontres formidables avec des tas de geeks tous plus originaux les uns que les autres, les protos qui sortent des imprimantes 3D, les idées innovantes qui vont, assure-t-il, révolutionner le monde. Au début, il y passait une demi-journée par ci, une demi-journée par là. Puis très vite, il y était resté toutes ses journées et même ses week-ends. Mais pas pour faire 8 heures pépère: jusqu’à des 48 heures d’affilée parfois, quasiment sans décoller de sa chaise ni manger. Certaines semaines, il n’avait dormi qu’à peine une dizaine d’heures en tout. Au bout de 6 mois à ce régime, son corps avait fini par lâcher. Il s’était soudainement effondré dans la rue et s’était réveillé aux urgences. Pourtant Kevin jure à qui veut l’entendre qu’il “kiffe grave“ sa vie de saltimbanque digital ; elle lui permet d’éviter “l’enfer sur terre“: un CDI dans une grosse boite, comme ses parents, avec des chefs débiles qui donnent des missions inconsistantes et des ordres contradictoires. Mais il n’aurait jamais imaginé que sa passion puisse l’emmener à ce point: anémie générale, système immunitaire perturbé, troubles cardiovasculaires. A 25 ans seulement…

Reconnaître une nouvelle pathologie pour éviter de reconnaître l’échec des institutions ?

Ancien ministre, député, Benoît, 47 ans, a été frappé par la généralisation de cette pathologie du trop-plein de travail qui touche désormais toutes les générations de travailleurs, alors que paradoxalement il n’y a jamais eu autant de chômeurs et que les 35 heures vont bientôt fêter leur 20 ans. Comment est-il possible que ceux qui ont un travail qu’ils disent aimer dans les sondages soient si peu aimé en retour, jusqu’à sombrer dans les affres de la dépression ou du suicide? N’est-ce pas reconnaitre l’échec des institutions publiques à protéger la santé mentale des travailleurs? Fort de ces constats, Benoît a obtenu de ses collègues du Parlement de légiférer sur cette “maladie du siècle“ et autres pathologies psychiques pour qu’elles puissent être reconnues comme maladies professionnelles.

Comment reconnaître maladie professionnelle ce qui n’est pas encore reconnu par les experts ?

Même si l’intention de Benoît est louable – responsabiliser les entreprises sur les externalités négatives qu’elles sont susceptibles d’engendrer pour cause d’organisation du travail défectueuse, rejetant par-là les coûts qui en résultent sur le régime général de la Sécu –, n’est-ce pas mettre la charrue avant les bœufs, alors que cette pathologie n’est toujours pas inscrite dans les tableaux nosographiques des pathologies mentales? N’étant pas reconnue par les experts, comment pourrait-elle être reconnue comme maladie professionnelle? Mais alors, que penser de tous ces médecins qui arrêtent pour burn-out Gérard, Jean-Paul, Kevin et les autres, épuisés par leur travail? Comment peuvent-ils poser un diagnostic s’il n’existe pas encore de tableau clinique reconnu comme tel? Et si c’est une maladie psychique, pourquoi ne sont-ce pas les psys qui s’en occupent?

Réduire le mental au physique : l’illusion de la pilule du bonheur

Dans un pays où l’on prescrit des pilules du bonheur pour la moindre insomnie, il est à craindre que le problème du burn-out ne soit pas de mettre la charrue avant les bœufs mais au contraire d’avoir un train de retard. Il serait temps qu’on prenne conscience en France, comme dans certains européens (voir le dossier du mois), que pour les animaux symboliques que nous sommes, on ne traite pas le mental comme on soigne le corps. Qu’il vaut mieux parler de sens (comme de non-sens) au travail, plutôt que de prescrire des médicaments à tour de bras, qui ne font qu’enrichir les actionnaires des labos pharmaceutiques, tout en accroissant le trou de la Sécu. Les arbres de la performance ne poussent pas jusqu’au ciel: il est urgent que l’on s’occupe à bon escient de la rage du “toujours plus“ avant que des forêts entières de travailleurs ne se consument.

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